Delphine Leca

Espace blog : Les Murmures Intérieurs

Accueil » Histoire de l’attachement

Histoire de l’attachement

Depuis les débuts de ma pratique clinique, j’ai toujours abordé les souffrances psychiques à travers le prisme de l’attachement. Cette lecture, à la fois sensible et rigoureuse, me guide quotidiennement dans la compréhension des fragilités et des ressources de chacun·e. Elle éclaire les dynamiques relationnelles, les blessures précoces, mais aussi les chemins possibles de réparation. Mon orientation théorique s’appuie sur ce socle depuis de nombreuses années, et s’est enrichie, il y a huit ans, d’un Diplôme Universitaire entièrement consacré à l’attachement, de la petite enfance au grand âge.
Ce cadre me permet de penser les liens humains dans toute leur complexité : ceux qui nourrissent et soutiennent, mais aussi ceux qui blessent, figent ou laissent des traces durables. C’est dans cet esprit que j’ouvre ici une série d’articles consacrés à l’attachement.

Historique et fondements de la théorie de l’attachement

John Bowlby : la genèse de la théorie

John Bowlby (1907-1990), psychiatre et psychanalyste britannique, est considéré comme le fondateur de la théorie de l’attachement. Formé à la psychanalyse, il s’écarte progressivement de ses fondements classiques pour proposer une approche intégrant l’éthologie, la biologie évolutionniste et la cybernétique.

Dans les années 1940, travaillant avec des enfants séparés de leurs parents (notamment dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale), Bowlby est profondément marqué par l’impact de ces ruptures précoces sur le développement émotionnel et social. Son étude célèbre de 1944, « Forty-Four Juvenile Thieves: Their Characters and Home Life », met en évidence une corrélation entre séparation précoce, carences affectives et troubles du comportement, notamment les conduites antisociales.

Insatisfait par l’explication psychanalytique qui privilégie les fantasmes intrapsychiques, Bowlby s’appuie sur :

  • l’éthologie, notamment le concept d’imprégnation de Konrad Lorenz, pour penser un attachement inné et adaptatif (étude des oisons).
  • les observations cliniques de René Spitz sur les nourrissons privés de lien maternel en institution, qui décrivent des troubles graves du développement et soulignent l’importance vitale des relations précoces.
  • les travaux de James Robertson sur les enfants hospitalisés séparés de leurs parents, qui observent des réactions de détresse (protestation, désespoir, détachement).
  • la cybernétique, pour modéliser le système d’attachement comme un système de régulation visant à maintenir la proximité de la figure d’attachement.

Il postule que le nourrisson naît avec un système comportemental d’attachement inné, façonné par l’évolution, dont la fonction est de maintenir la proximité avec une figure protectrice (souvent la mère), garantissant ainsi la survie de l’espèce.

Contre les théories behavioristes dominantes, qui expliquent le lien mère-enfant par le renforcement positif (nourriture = amour), Bowlby affirme que l’attachement est un besoin primaire, au même titre que la faim ou la soif, centré sur la sécurité émotionnelle plutôt que sur la gratification alimentaire.

Entre 1958 et 1960, il publie trois articles fondamentaux :

  1. « The Nature of the Child’s Tie to His Mother » (1958) : le lien d’attachement est un lien affectif profond, sain, et non une régression ;
  2. « Separation Anxiety » (1959) : il décrit les réactions universelles à la séparation prolongée ;
  3. « Grief and Mourning in Infancy and Early Childhood » (1960) : il propose que le jeune enfant peut vivre un véritable processus de deuil.

Il introduit aussi la notion de Modèles Internes Opérants (Internal Working Models) : représentations mentales de soi et des autres construites à partir des premières expériences relationnelles, influençant durablement les comportements d’attachement à l’âge adulte.

Malgré les critiques de l’époque (notamment d’Anna Freud, Mélanie Klein et René Spitz) qui jugent sa théorie trop éloignée de la psychanalyse classique, Bowlby poursuit ses recherches au Tavistock Institute. Entre 1969 et 1980, il publie sa trilogie majeure Attachment and Loss (Attachement, Séparation, Perte), qui synthétise et structure la théorie.

Mary Ainsworth : validation empirique et observation fine

Mary Ainsworth (1913-1999), psychologue canadienne, a joué un rôle déterminant dans l’expansion et la validation expérimentale de la théorie de Bowlby.

Dans les années 1950, elle réalise une étude de terrain en Ouganda, observant sur plusieurs mois 26 dyades mère-enfant. Ses observations confirment l’universalité des comportements d’attachement, et montrent déjà un lien entre la sensibilité maternelle et la sécurité de l’enfant.

De retour aux États-Unis, à Baltimore, elle mène une étude longitudinale sur la première année de vie d’enfants et met au point une procédure standardisée : la « Strange Situation » (Situation étrange, Ainsworth et al., 1978). Cette mise en scène en laboratoire observe les comportements de l’enfant face à des séparations et retrouvailles brèves avec sa figure d’attachement.

Protocole experimental de la "Strange Situation"

Ainsworth identifie alors trois styles d’attachement :

  • Sécure : l’enfant explore en présence du parent, manifeste de la détresse lors de la séparation, mais se console facilement à son retour
  • Insécure-évitant : l’enfant minimise l’expression de sa détresse et évite le contact à la réunification
  • Insécure-ambivalent (ou résistant) : l’enfant est très anxieux, explore peu, et réagit de façon ambivalente à la réunification.

Elle introduit également deux notions majeures :

  • la base de sécurité : figure d’attachement comme point d’ancrage émotionnel qui permet l’exploration du monde
  • la sensibilité maternelle : la capacité du parent à percevoir, comprendre et répondre de manière ajustée aux signaux de l’enfant.

Les données de l’étude de Baltimore montrent que les mères sensibles ont plus souvent des enfants à l’attachement sécure, tandis que l’inconstance ou l’indifférence parentale est corrélée à des attachements insécures.

Harry Harlow : les apports décisifs de la recherche animale

Dans les années 1950, le psychologue américain Harry Harlow conduit des expériences pionnières sur des bébés singes rhésus, séparés de leur mère à la naissance.

Il crée deux « mères » de substitution :

  • une mère en fil de fer, munie d’un biberon ;
  • une mère en tissu éponge, douce mais sans nourriture.

Les singes passent la majeure partie de leur temps accrochés à la mère en tissu, ne la quittant que brièvement pour aller se nourrir. Lorsqu’ils sont effrayés, ils cherchent refuge auprès de cette « mère » douce.

Harlow - bébés singes rhésus
Credit: Martin Rogers / Getty Images

Harlow démontre ainsi que le besoin de contact et de réconfort prévaut sur le besoin alimentaire dans le lien d’attachement, renforçant l’idée que la sécurité affective est un besoin primaire.

Ses recherches ont aussi mis en évidence les effets délétères de la privation affective : les singes élevés sans contact maternel présentent des comportements pathologiques (auto-mutilation, retrait social, comportements stéréotypés), soulignant le rôle structurant des soins précoces sur le développement affectif et social.

Conclusion

La théorie de l’attachement, née des travaux de John Bowlby, enrichie par les observations empiriques de Mary Ainsworth et les expériences animales de Harry Harlow, constitue aujourd’hui un cadre de référence majeur en psychologie du développement, en psychopathologie de l’enfant, et en psychothérapie.

Elle a permis de mieux comprendre l’importance des liens précoces, de la réponse sensible du caregiver, et des modèles internes dans la construction du psychisme. Ses apports se prolongent aujourd’hui dans de nombreux champs : pratiques cliniques, soutien à la parentalité, protection de l’enfance, neurosciences affectives, et thérapies du trauma.

Loin d’être une théorie figée, l’attachement est pour moi un cadre vivant, évolutif, profondément utile pour penser ce qui nous relie, ce qui nous blesse parfois aussi, dans nos liens les plus précoces.

Reconnaître ces empreintes laissées par les liens précoces, c’est souvent faire un pas vers plus de compréhension de soi, et parfois, vers la possibilité de tisser de nouveaux liens, plus sécures et plus apaisés.

Delphine Leca

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Revenir en haut de page