Depuis les travaux fondateurs de John Bowlby et Mary Ainsworth, la théorie de l’attachement n’a cessé d’évoluer, s’enrichissant de recherches psychologiques, développementales et, plus récemment, de données issues des neurosciences affectives. Loin d’être cantonnée à la petite enfance, la compréhension de l’attachement s’est élargie à l’âge adulte, aux relations amoureuses, aux dynamiques intergénérationnelles et aux mécanismes biologiques profonds qui façonnent notre besoin de lien.
Une théorie en pleine expansion : de l’enfance à l’âge adulte
Les premières classifications d’attachement — sécure, insécure évitant ou anxieux — ont été observées chez le jeune enfant dans des situations de séparation avec sa figure d’attachement principale. Ces catégories ont ensuite été transposées à l’âge adulte, notamment grâce aux travaux de Cindy Hazan et Phillip Shaver dans les années 1980, qui ont étudié l’attachement dans les relations amoureuses. Ils ont montré que les styles affectifs de l’adulte (sécure, préoccupé, évitant) reflétaient souvent les modes d’attachement précoces.
En 1991, Kim Bartholomew a proposé une extension majeure de ce modèle, fondée sur deux dimensions fondamentales :
- l’anxiété d’abandon (soi perçu comme digne ou non d’être aimé),
- l’évitement de l’intimité (autrui perçu comme fiable ou non).
Cette grille donne naissance à quatre styles d’attachement à l’âge adulte : sécure, préoccupé, détaché et craintif. Ces catégories permettent de mieux comprendre la complexité des relations affectives, au-delà de simples typologies.
L’Adult Attachment Interview (AAI) : explorer les récits intérieurs
L’élève de Mary Ainsworth, Mary Main, a mis au point un outil fondamental : l’Adult Attachment Interview (AAI), un entretien semi-structuré évaluant non pas les comportements d’attachement en soi, mais la manière dont une personne parle de son histoire affective. Ce discours — fluide, cohérent, idéalisé ou embrouillé — permet d’accéder à l’état d’esprit de l’adulte vis-à-vis de ses expériences passées.
Les réponses à l’AAI permettent de classifier les individus en plusieurs catégories :
- Autonome/sécure : récit cohérent, que l’enfance ait été vécue comme heureuse ou difficile.
- Détaché : minimisation de l’impact des relations précoces, souvenirs vagues ou idéalisés.
- Préoccupé : discours encore marqué par des conflits ou émotions non résolues.
- Non résolu/désorganisé : émergence de ruptures narratives liées à des traumas ou deuils non élaborés.
Les recherches longitudinales montrent une forte corrélation intergénérationnelle entre les classifications AAI des parents et les styles d’attachement de leurs enfants (évalués par la situation étrange), avec environ 75 % de correspondance. Toutefois, une “transmission gap” persiste : la simple sensibilité maternelle ne suffit pas à expliquer ce lien. Des facteurs comme la réflexivité parentale, la capacité de régulation émotionnelle ou l’empathie sont désormais au cœur des recherches.
Attachement, trauma et dissociation : une interface centrale
Une autre dimension majeure aujourd’hui explorée est l’articulation entre styles d’attachement insécures, expériences traumatiques précoces, et mécanismes dissociatifs.
Chez certains individus, en particulier ceux ayant connu des contextes de négligence, d’imprévisibilité, ou de maltraitance, les stratégies d’attachement peuvent devenir désorganisées, donnant lieu à une confusion entre recherche de proximité et peur de la figure d’attachement. Cette dynamique paradoxale, que l’on observe dans les profils dits « désorganisés », est souvent associée à une histoire de trauma relationnel, parfois sans souvenirs explicites, mais laissant des traces implicites profondes dans le système nerveux.
Dans ces situations, le recours à la dissociation peut constituer une stratégie de survie psychique : il s’agit d’un mécanisme de protection, souvent inconscient, visant à mettre à distance une expérience émotionnellement insoutenable, lorsque ni la fuite ni le combat ne sont possibles. L’individu peut alors présenter une déconnexion partielle ou totale d’avec ses émotions, ses sensations corporelles ou même certains souvenirs. Ce mécanisme est fréquemment observé dans les profils d’attachement non résolus, révélés notamment par l’AAI.
Les travaux contemporains, en particulier ceux de chercheurs comme Allan Schore, Ruth Lanius ou Pat Ogden, ont permis de mieux comprendre la manière dont ces expériences précoces impactent les circuits neuronaux impliqués dans la régulation émotionnelle, la perception du danger, et la construction de l’identité. L’attachement et la dissociation ne sont plus envisagés comme deux sphères distinctes, mais comme intriqués au sein du développement neuro-affectif.
Ces connaissances permettent aujourd’hui d’éclairer certaines symptomatologies complexes (troubles dissociatifs, personnalités limites, troubles de stress post-traumatique complexe) et soulignent l’importance, en psychothérapie, d’un travail respectueux du rythme du patient, visant à restaurer un sentiment de sécurité relationnelle et corporelle.
Des figures multiples et une hiérarchie des attachements
Aujourd’hui, on reconnaît que l’enfant peut s’attacher à plusieurs figures : le père, les grands-parents, les éducateurs, les pairs… Ces attachements s’organisent en hiérarchies fonctionnelles, avec une figure principale de référence et des figures secondaires qui peuvent devenir centrales dans certains contextes. À l’adolescence, les amis proches ou les partenaires amoureux peuvent devenir des bases de sécurité essentielles, même si les figures parentales conservent un rôle fondamental.
Vers une théorie intégrative et interculturelle
La théorie de l’attachement dialogue désormais avec de nombreux autres champs : psychologie évolutionniste, théorie de l’esprit, neurosciences sociales, mais aussi anthropologie et psychologie interculturelle. Les travaux récents montrent que, si les besoins d’attachement sont universels, leur expression varie selon les contextes culturels : la cohabitation intergénérationnelle, le mode de garde, ou encore les normes de proximité varient entre sociétés collectivistes et individualistes. Ces éléments invitent à une lecture contextualisée des comportements d’attachement.
L’apport des neurosciences : quand le lien façonne le cerveau
L’une des révolutions des dernières décennies est venue des neurosciences sociales, qui ont mis en lumière les bases biologiques du lien d’attachement. Au cœur de ces découvertes : l’ocytocine, surnommée “hormone de l’attachement” ou “du câlin”. Libérée lors des interactions chaleureuses (allaitement, contact physique, regards), elle favorise le comportement de care, la confiance sociale et la synchronisation émotionnelle.
Mais l’ocytocine ne travaille pas seule : elle interagit avec le système dopaminergique, impliqué dans la récompense. Ce “dialogue chimique” entre ocytocine et dopamine active des circuits cérébraux (notamment le striatum et l’aire tegmentale ventrale) qui rendent la présence de la figure d’attachement plaisante et apaisante.
Ce couplage neurochimique pourrait expliquer pourquoi les liens affectifs sont si puissants : ils apportent à la fois sécurité, plaisir et motivation à la proximité. Ces mécanismes ont été observés dans les liens parent-enfant, dans l’attachement amoureux, et même dans certaines relations amicales profondes.
La recherche continue d’explorer différents domaines:
- l’attachement dans des contextes spécifiques (séparations, adoption, pathologies),
- les différences inter-individuelles liées à la génétique ou aux traumas précoces,
- la plasticité des modèles d’attachement à travers la psychothérapie ou les relations réparatrices.
En résumé, les modèles contemporains de l’attachement, enrichis par les données neurobiologiques, nous offrent une compréhension toujours plus fine des dynamiques relationnelles. Ils mettent en lumière combien nos premiers liens laissent des empreintes profondes, mais aussi combien l’humain garde une capacité à évoluer, réparer, et créer de nouveaux attachements sécurisants tout au long de la vie.
Sources et réferences:
The Neurobiology of Human Attachments , Ruth Feldman, in Cognitive Sciences, February 2017, Vol. 21, No. 2
Contributions of Attachment Theory and Research: A Framework for Future Research, Translation, and Policy – PMC ) ( Contributions of Attachment Theory and Research: A Framework for Future Research, Translation, and Policy – PMC , Cassidy J, Jones JD, Shaver PR. in Dev Psychopathol. 2013 Nov;25(4 Pt 2):1415-34. doi: 10.1017/S0954579413000692. PMID: 24342848; PMCID: PMC4085672.)
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